Colloque "Le matérialisme au XXIe siècle. Raisons de penser, raisons d’agir"

Organisé par Guillaume Lecointre (Muséum national d’histoire naturelle) & Marc Silberstein

17 juin 2025 / 9 h 30-18 h 30

Amphithéâtre d’entomologie

Muséum national d’histoire naturelle

45 rue Buffon, Paris 5e

Entrée libre sur inscription préalable : https://editions-materiologiques.s2.yapla.com/fr/event-84087

Pourquoi ce colloque ?

Ce colloque a une triple visée :

Une illustration du matérialisme contemporain (scientifique et philosophique) en tant que fondement conceptuel stable et fiable des raisons d’agir et de penser, à une époque qui montre d’inquiétants travers idéalistes, réactionnaires, irrationalistes, antisciences outre-Atlantique et ailleurs. Ce colloque est scindé en trois parties :

1. « Considérations scientifiques » ;

2. « Matérialisme(s) : ontologie et méthodologie » ;

3. Une table ronde conclusive intitulée « Matérialisme, féminisme et épistémologies situées ».

Exemplifier et perpétuer une perspective qui semble absolument nécessaire pour obtenir des connaissances scientifiques à la fois probantes et socialement pertinentes : l’interaction (selon des modalités diverses en fonction des domaines) entre la philosophie et les sciences.

Rendre hommage à Mario Bunge (1919-2020), physicien puis philosophe, lequel illustra de manière constante le dialogue sciences/philosophie (ontologie, épistémologie, sémantique) au long de dizaines d’ouvrages, dont le Traité de philosophie fondamentale en 9 volumes analysée dans la contribution finale de la partie 2.

Au plaisir de vous y retrouver sur place et d’entamer de fructueuses discussions.

(Les contributions durent ± 30 minutes, suivies de 15 minutes de questions avec le public.)

Le philosophe naturaliste entame son raisonnement avec la théorie du monde dont il hérite. […] Il y croit de manière provisoire, mais croit aussi que certaines parties sont fausses. Il tâche d’améliorer, clarifier et de comprendre le système de l’intérieur. Il est le marin affairé, voguant sur le bateau de Neurath (Willard Van Orman Quine, Theories and Things, Harvard University Press, 1981).

Programme

9 h 30-10 h 00. Accueil 

10 h 00-10 h 15. Introduction, Guillaume Lecointre (MNHN)

& Marc Silberstein (EM)

Partie 1. Considérations scientifiques

10 h 15-11 h 00. Paul Villoutreix, L’IA pour les sciences du vivant

Le vivant, auto-organisé, se caractérise par sa grande complexité et ses dynamiques multi-échelles. Pour l’étudier, de nombreuses méthodes d’acquisition de données ont été développées au cours des dernières années. Ces méthodes d’acquisition, qui reposent principalement sur l’imagerie ou le séquençage haut débit génèrent de grande quantité de données en haute dimension, rendant impossible leur exploration manuelle. Les méthodes d’apprentissage statistique, qui sont un des fondements de l’intelligence artificielle, offrent des outils très adaptés pour explorer de manière automatisée ces grands jeux de données. Nous donnerons plusieurs exemples d’application de ces méthodes et discuterons des perspectives de développement futur ainsi que de leurs limites dans le cadre de la biologie.

Paul Villoutreix est titulaire d’une chaire professeur junior à l’Inserm au Centre de génétique médical de Marseille et est affilié au Centre Turing pour les systèmes vivants. Ses travaux portent sur le développement de méthodes mathématiques et informatiques pour l’étude des tissus biologiques. Aux éditions Matériologiques, « Vers un modèle multi-échelle de la variabilité biologique ? », in Modéliser & simuler. épistémologies et pratiques de la modélisation et de la simulation, tome 2, sous la direction de Franck Varenne, Marc Silberstein, Sébastien Dutreuil, Philippe Huneman, chap. 19, p. 643-664.

11 h 00-11 h 45. Gabriel Markov, Actualisme en biologie évolutive et présentisme en histoire des sciences

Le principe d’actualisme ou d’uniformitarisme en géologie, popularisé par Charles Lyell, irrigue de façon diffuse les sciences de la vie, au moins pour les biologistes imprégnés d’une culture géologique. Appliqué à l’évolution du métabolisme, il pourrait conduire à penser que l’évolution des voies métaboliques se résume à l’étude de l’apparition combinatoire des réactions biochimiques actuellement observables. Certaines données empiriques suggèrent toutefois que du fait de la modularité des réactions chimiques, l’espace des réactions biochimiques passé est en partie distinct de l’espace des réactions présentes, déjà décrites ou non. Cet obstacle conceptuel retarde probablement l’exploration de la diversité biochimique passée, mais reste difficile à expliquer autrement que par analogie avec des anachronismes caricaturaux. Le présentisme en histoire a aussi fait l’objet de critiques, notamment par Canguilhem mettant en garde contre la recherche de « précurseurs » qui n’apparaissent comme tels que de façon rétrospective. Un dialogue méthodologique interdisciplinaire entre histoire des sciences et biologie évolutive permettrait-il d’accélérer la disparition des biais dans l’appréhension de phénomènes qui, au-delà de leurs spécificités propres, partagent la caractéristique de constituer des systèmes complexes mosaïques où interagissent des éléments apparus à des moments différents ?

Gabriel Markov est chargé de recherches CNRS au Laboratoire de biologie intégrative des modèles marins à Roscoff. Ses travaux portent sur l’évolution des voies métaboliques chez les eucaryotes, en croisant l’analyse de données génomiques et métabolomiques et l’inférence de nouvelles réactions biochimiques ou de molécules par des approches comparatives.

11 h 45-12 h 30. Thomas Heams, Qu’y a-t-il de vivant dans la matière ?

En apparence, les développements de la biologie expérimentale et de la compréhension du vivant peuvent ressembler à un long et continu arrachement à toute référence surnaturelle et à un corrélatif ancrage de plus en plus solide dans une approche matérialiste du monde naturel. Néanmoins, cette consolidation s’appuie sur une représentation consensuelle plus ambiguë qu’il n’y paraît, celle du vivant-machine. On explorera les ressorts et les conséquences de cette métaphore, et en particulier de son avatar le plus contemporain : l’assimilation des êtres vivants à des ordinateurs. Cette version avancée du machinisme est d’autant plus trouble qu’elle peut d’une part tendre à dématérialiser le vivant en un flux d’informations, et d’autre part servir de caisse de résonance aux fantasmes transhumanistes. Repenser le vivant au prisme du matérialisme semble donc impérieux. Et il n’est pas à exclure que la réciproque soit tout aussi vraie.

Thomas Heams est biologiste et maître de conférences en génomique à AgroParisTech. Ses travaux portent sur la nature du vivant et l’épistémologie critique des biotechnologies. Il est l’auteur d’Infravies, le vivant sans frontières (Seuil, 2019). Il est membre du CA des éditions Matériologiques.

12 h 30-14 h 00. Pause déjeuner 

Partie 2. Matérialisme(s) : ontologie et méthodologie

14 h 00-14 h 45. Dominique Raynaud, Matérialisme méthodologique en épistémologie et en histoire des sciences

En épistémologie et en histoire des sciences, le matérialisme est souvent associé à l’attention portée aux conditions matérielles qui influencent la pratique et le développement des sciences (besoins économiques, structures politiques, instruments et technologies disponibles, plus récemment pratiques expérimentales). Les formes de matérialisme applicables en épistémologie et en histoire des sciences sont beaucoup plus variées. Elles incluent notamment une forme de « matérialisme méthodologique », qui préconise de resserrer l’interprétation d’un fait scientifique sur ce que disent réellement les documents historiques. Cette approche peut servir de contrepoint à toutes les tentatives qui revendiquent des narratives. Je prendrai pour exemple la découverte de la loi de la réfraction chez Descartes (indépendamment du fait que Snel l’ait connue avant lui). Quelques textes-clés du corpus cartésien pour l’histoire de la réfraction seront discutés dans cette perspective de critique matérialiste des sources.

Dominique Raynaud est épistémologue et historien des sciences à l’Université Grenoble Alpes. Ses travaux portent principalement sur l’histoire de l’optique et de la perspective linéaire. Il est l’auteur d’articles dans Annals of Science, Arabic Sciences and Philosophy, Archive for History of Exact Sciences et Historia Mathematica. Aux éditions Matériologiques, Qu’est-ce que la technologie ? suivie de Post-scriptum sur la technoscience, 2016 ; Sociologie des controverses scientifiques, 2018 ; Sociologie fondamentale. étude d’épistémologie, 2021. Il y dirige la collection « épistémologie comparée ».

14h 45-15 h 30. Albert Moukheiber, Comment fait-on 

une science de la subjectivité dans un cadre matérialiste ?

Le matérialisme part du principe que tous les phénomènes doivent être expliqués en termes de processus physiques, « matériels ». Cette approche a permis des avancées considérables dans différentes sciences et les sciences cognitives n’y échappent pas. Cependant, certaines facettes de notre fonctionnement semblent poser des défis à l’approche matérialiste, on peut penser au problème difficile de la conscience de David Chalmers, mais aussi au rôle central que joue notre subjectivité dans notre fonctionnement. En effet, sur des sujets comme la douleur, le goût ou les émotions, on retrouve parfois un désappareillage, plus ou moins important, entre les mesures matérielles et objectives de l’organisme et le ressenti subjectif tel que le rapporte la personne qui vit « phénoménologiquement » ces sensations. Sur ces sujets, l’approche matérialiste semble se trouver face à une impasse que certains courants en sciences cognitives exploitent pour tenter de proposer des modèles non matérialistes de notre fonctionnement, par exemple les approches idéalistes. Cependant, ces approches ont des faiblesses épistémiques indéniables. Dans ce contexte, il devient important de tenter de développer une science matérialiste de la subjectivité pour y faire face. Quelles sont les pistes actuelles pour tenter de faire cela et quels sont les défis principaux qui s’érigent sur leur chemin ?

Albert Moukheiber est docteur en neurosciences cognitives et psychologue clinicien. Neuromania. Le vrai du faux sur votre cerveau (Allary, 2024).

15 h 30-15 h 45. Pause

15 h 45-16 h 30. Franck Varenne, Face aux nouvelles finitudes : passer du matérialisme spéculatif au matérialisme naturaliste

Une des réactions majeures de la philosophie à l’hypothèse galiléenne selon laquelle « le monde est écrit en langage mathématique » a été la production du corrélationisme, thèse selon laquelle il est impossible de considérer de façon séparée les sphères de la subjectivité et celle de l’objectivité : elles seraient intrinsèquement corrélées. Les différents transcendantalismes (Kant, Husserl, etc.) en sont des déclinaisons. Aujourd’hui, en faisant droit à certaines autres avancées des sciences, surtout mathématiques, le matérialisme spéculatif (A. Badiou, L’Être et l’événement, 1988 ; Q. Meillassoux, Après la finitude, 2006) tente de briser cette « cage transparente » (F. Wolff, Dire le monde, 1997) dans laquelle les corrélationismes enferment a priori nos connaissances. Selon ce matérialisme, il ne faut pas moins que la thèse annexe d’un infini actuel, en lui-même problématique, pour briser cette cage et sortir des philosophies transcendantales et de leurs déclinaisons. Cet exposé tentera de montrer que, face aux nouvelles finitudes, s’il est effectivement souhaitable de sortir de l’enfermement corrélationiste, en particulier parce qu’il relève d’une vision désormais réductrice des méthodes des sciences et de l’usage des mathématiques, il est également nécessaire de sortir du matérialisme spéculatif, de sa thèse ontologiquement dispendieuse – celle d’un infini actuel – en elle-même incompatible avec la plupart des théories physiques disponibles, pour suggérer un matérialisme naturaliste, finitiste, ouvert, évolutif, véritablement attentif à toutes les sciences et travaillant autant que possible à se décentrer pour cela de l’humain et de sa subjectivité.

Franck Varenne est professeur de philosophie à l’Université de Rouen et chercheur à l’ERIAC (UR 4705). Sa recherche relève de l’épistémologie des mathématiques appliquées et de l’histoire épistémologique comparative des modèles et des simulations. Pour mener à bien cette recherche et interroger en particulier ce que le computer a transformé dans les méthodes des sciences contemporaines, il a étudié plusieurs disciplines dans leur emploi diversifié et évolutif des modèles et des simulations, en particulier l’agronomie, la foresterie, la sociologie et la géographie. Cf. Franck Varenne, « Philosophie de la simulation et finitude », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 146 (2), p. 183-201. Aux éditions Matériologiques, Théorie, réalité, modèle. épistémologie des théories et des modèles face au réalisme dans les sciences, 2012 ; Modéliser & simuler. épistémologies et pratiques de la modélisation et de la simulation, tome 1, sous la direction de Franck Varenne & Marc Silberstein, 2013 ; tome 2, sous la direction de Franck Varenne, Marc Silberstein, Sébastien Dutreuil, Philippe Huneman, 2014 ; Théories et modèles en sciences humaines. Le cas de la géographie, 2017 ; Mondes virtuels et jeux vidéo, sous la direction de Martin Buthaud & Franck Varenne, 2024.

16 h 30-17 h 15. Stéphane Salmons, Le matérialisme à la lumière du Traité de philosophie fondamentale de Mario Bunge

Physicien, philosophe, logicien et sociologue (entre autres), Mario Bunge (1919-2020) était un penseur matérialiste atypique et prolifique, qui a pris la philosophie et la science avec le même sérieux. Dans ce séminaire, je présenterai un panorama succinct de son œuvre maîtresse : le Traité de philosophie fondamentale (Treatise on Basic Philosophy, Springer), une œuvre considérable de près de 3 000 pages, dans laquelle il développe les principaux aspects de sa philosophie matérialiste. Mario Bunge utilisait le mot « exacte » pour qualifier sa philosophie, un terme qui désigne à la fois trois aspects : le recours aux langages formels ; la synergie avec les sciences, naturelles comme humaines ; et le fait de former un système conceptuel cohérent. À la lumière du Traité, j’examinerai les principales caractéristiques de l’ontologie (ou métaphysique), de la sémantique et de l’épistémologie de Mario Bunge, après avoir précisé ce qu’il entend par ces trois concepts.

Après un doctorat en physique théorique, Stéphane Salmons a commencé sa carrière dans la modélisation et la simulation numérique de la physique des réacteurs nucléaires, d’abord dans le secteur privé, puis au CEA. Il s’est par la suite engagé dans la recherche technologique, en particulier dans l’ingénierie système dirigée par les modèles et dans la spécification formelle de systèmes. Il dirige aujourd’hui le laboratoire Exigences et conformité des systèmes du CEA. En parallèle, il traduit actuellement le Traité de philosophie fondamentale de Mario Bunge pour les éditions Matériologiques.

17 h 15-18 h 30. Table-ronde 

« Matérialisme, féminisme  et épistémologies situées »

avec Agathe du Crest (philosophe, doctorante Université Paris I Sorbonne),

Aurore Franco (philosophe, doctorante Université Paris I Sorbonne),

Sandra Ranchon  (philosophe, doctorante Université Paris I Sorbonne & MNHN),

Anne-Lise Rey (philosophe, professeure, Université Paris Nanterre),

animée par Philippe Huneman  (philosophe, directeur de recherches CNRS, IHPST)

18h 30. Fin du colloque 

24 mai 2025